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Les Chaînes qu'on a bas

Publié le 21 Octobre 2013

Notre société, si prompte à renommer "moderne" les régressions les plus choquantes, serait pour une fois bien inspirée de rouvrir certains trésors cachés, qu'il ne faut d'ailleurs pas chercher bien loin, tapis qu'ils sont dans la plupart de nos bibliothèques. La Bible par exemple. La citer est aujourd'hui devenu un acte de courage exaltant, que je n'aurai pas la prétention de revendiquer ici. Mais allons-y et tant pis pour l'irritant que peut constituer le propos pour certains extrémistes laïcistes. En parcourant récemment les Épîtres, j'y ai redécouvert une pépite : "tout m'est permis, écrivait Saint Paul, mais tout n'est pas profitable ; tout est permis, mais je ne serai esclave de rien" (I Corinthiens VI, 12-20). En clair, le christianisme autorise tout sauf la servitude. Un enfant de Dieu ne peut être en même temps serviteur…

Curieuse époque que la nôtre ! Tout est permis parce que tout est désormais profitable. Tout est permis et nous serons esclaves de tout. Derrière ces conceptions se cachent en réalité une vraie divergence sur la notion de liberté. La liberté des Évangiles est une liberté absolue parce que transcendante. On dépend de Dieu et de Dieu seul, un maître absolu, invisible à l’œil nu, qui ne s'immisce dans la vie humaine qu'à la condition qu'on l'y invite ; un Dieu non inquisiteur, qui ne juge pas et ne condamne pas ; qui donne tout en silence à celui qui le lui demande mais sans jamais faire sentir qu'on lui est redevable de quoi que ce soit. C'est d'ailleurs sur ce modèle qu'a été construit notre État républicain et laïc[1] : là où les indigents dépendaient naguère de la charité privée, qui avait un nom et un visage et qui, ce faisant, obligeait le récipiendaire, l’État prélève aux uns et donne aux autres (ce que l'on appelle la justice redistributive, phase ultime après la justice commutative) de manière anonyme et désintéressée. Qui oserait aujourd'hui prétendre que l'individu qui dépendait autrefois de la main visible et lourde du seigneur local se sentait plus libre que celui qui dépend aujourd'hui de la main invisible de l’État ?

Nous avons tué Dieu. "Dieu est mort" bêlent en cœur les thuriféraires laïcistes d'un rêve nietzschéen. Bien entendu, ce n'est pas de la divinité absolue et insaisissable dont il est question mais de son idée, de sa présence, de sa recherche. On croit avoir tué un maître, défait un corset, réduit en pièces un carcan. Soit. Mais a-t-on pour autant assouvi la soif d'absolu qu'il y a en tout homme ? Nullement ! La nature ayant horreur du vide, outre la multiplication des sectes et autres ésotérismes, on a fait de la servitude tous azimuts l'alpha et l'oméga de la liberté. Ni Dieu ni maître, aboient des excités. Ni Dieu, peut-être. Mais plusieurs dieux s'il en est, dont nombre d'entre nous sont devenus, à leur corps défendant, de sinistres pantins. Esclaves de l'argent, du sexe, du pouvoir, de la musique, de la télé, du tabac, de l'alcool, de la drogue et même des animaux domestiques ; en un mot d'un univers visible et oppressant. Valets de tout, nous pensons n'être les esclaves de personne. Nous sommes tombés de Charybde en Scylla. Détachant notre âme d'une puissance créatrice à la fois transcendante et immanente, nous sommes partis comme à la dérive.

Le relativisme dans toute sa splendeur. Est dorénavant libre l'individu qui, à peine réveillé, s'enfonce les écouteurs dans les oreilles et mets la musique à un niveau sonore qui transforme le wagon de métro en discothèque ; est libre l'individu qui passe d'un corps à l'autre se pensant libéré des sentiments vécus comme autant de contraintes ; est libre tout palefrenier de Mammon, le dieu de l'argent, qui passe sa vie à le poursuivre ; est libre, l'ambitieux avide de pouvoir qui fera tout pour l'avoir. Bref, la soumission à ses pulsions, à ses désirs, à ses inclinations, voilà la liberté qu'on nous vend comme l'ultime nirvana à atteindre. En filigrane, ce sont les valeurs elles-mêmes qui sont battues en brèche et donc leur traduction en engagement. Puisque l'engagement suprême a lâché, tous les autres engagements n'ont plus de sens. On ne croit plus. En rien. Ni en Dieu, ni en la famille, ni en la patrie, ni en l'amour, ni même en l'amitié. Ces notions, entendues comme des engagements, défient le temps. Or celles que nous pratiquons sont éphémères. Oui, il nous arrive de penser qu'il y a quelque chose après la mort ; après la mort d'un être cher. Oui, il nous arrive d'aimer ; le coup de foudre qui dure quelques semaines ou quelques mois, au mieux quelques années ; oui il nous arrive d'avoir des sentiments patriotiques ; à l'occasion du 14 juillet ou de toute autre commémoration nationale. Nous nous sentons d'ailleurs très bien à ces moments-là. Mais cela ne dure pas et le vide ambiant reprend rapidement le dessus, nous laissant des lendemains amers.

Peut-on, sans être immédiatement cloué au pilori, remettre en cause cette analyse ? Je mesure la dose de témérité du lecteur qui sera parvenu jusque ici sans avoir, dès les premières lignes, jeté au feu cette contribution. Celui-là même qui ira ensuite donner une conférence sur la tolérance et le respect de tous. Allez, je me lance quand même. Dans la philosophie ancienne, la Liberté est l'antichambre du Bonheur. Elle figure parmi ces valeurs universelles sur lesquelles tant de penseurs ont péroré. Il est donc un test radical pour jauger du degré de liberté d'une société, c'est celui de son bonheur. Notre société est-elle heureuse ? Vaste question. Il est vrai que l'univers festif permanent, plus ou moins opiacé, dans lequel se vautrent jeunes et moins jeunes, laisse penser que nous sommes heureux. La vérité est hélas tout autre. Cet univers festif est au bonheur ce que notre soi-disant liberté est à la Liberté. Il s'agit d'un succédané de bonheur, une multiplication et un prolongement de la fête perpétuelle où tout est fait pour oublier : la musique assourdissante couplée à l'alcool ou à la drogue doit couvrir nos interrogations et nos doutes intérieurs, nos peurs d'un absolu qui n'est plus et donc d'une vie qui n'a plus de sens. En refusant le chemin de la vraie Liberté et donc du vrai Bonheur, celui de la porte étroite et difficile qui ouvre sur l'Absolu divin, nous cherchons à chaque instant à couvrir notre pusillanimité et notre lâcheté en nous réfugiant dans les bras de dieux plus simples, plus accessibles et moins exigeants dont nous continuons à attendre pourtant les mêmes vertus. Plutôt Baal que Jésus.

Mais était-ce mieux avant ? Nous rétorque-t-on. Certes non et à bien des égards. La pauvreté et la promiscuité du grand nombre, les épidémies et les famines, autant de fléaux aujourd'hui oubliés, du moins dans nos sociétés opulentes des pays du G7. Une chose pourtant faisant la différence : l'espérance. La croyance en un absolu divin permet de contrecarrer la dureté de la vie en la pensant comme provisoire. Le meilleur restait toujours à venir. C'était la promesse messianique à laquelle des générations se sont raccrochées. Le secret pour faire en permanence contre mauvaise fortune bon cœur. A la fin de l'espérance religieuse ont répondu des espérances idéologiques (des ersatz plus perfectionnés que les actuels), elles aussi prometteuses de lendemains qui chantent. Naguère le fascisme. Puis le communisme. Puis le maoïsme. Puis le libéralisme. Puis plus rien. Nos chaînes sont tombées bien bas. Nous ressemblons à ce riche décrit par l'Evangile de Saint Luc qui, pensant se rassurer se dit : "j'ai ce qu'il faut et je ne manque de rien ; mais pour me mettre définitivement à l'abri de tout besoin et être véritablement libre, je vais détruire mes greniers et en construire de plus grands et où j'amasserai encore et encore. Puis je me dirai : mange et bois comme tu veux ô mon âme et soit heureuse car tout est à ta portée. Mais pendant qu'il parlait une voix lui vint du ciel et lui dit : "imbécile, cette nuit même ta vie va t'être réclamée ; et que seras-tu capable de donner en échange ? A quoi sert-il à l'Homme de gagner le monde entier s'il se perd lui-même ?". En tuant Dieu, nous avons tué la conscience de notre finitude. Nous avons oublié que nous sommes mortels. Car l'idée de Dieu, d'absolu ou de religion est née avec la conscience de la mort. Dès lors que l'être humain a commencé à enterrer ses morts, il a découvert la transcendance. Nous avons mis fin à l'élément fondateur de notre humanité la plus profonde et décidé de vivre comme au néolithique, avec pour seule boussole notre instinct animal. Concomitamment, nous avons masqué cette épouvantable rétrogradation sous une rhétorique siliconée et botoxée d'une jeunesse que l'on veut éternelle.

Ce passage entre Dieu et dieux a aussi une traduction politique. La foi en Dieu a donné en France pendant 18 siècles un régime qui a tenté de déifier le pouvoir terrestre. Ce régime présentait des défauts que je ne veux pas ici défendre. Cela a été suffisamment fait par ceux-là même qui croient avoir inventé le paradis à sa disparition. Mais les faits sont têtus. La grandeur de la France a davantage été celle de ses rois (qui l'étaient, pour un certain nombre, de droit divin) que celles de ces présidents. Le droit divin contre le droit républicain, qui n'est en réalité qu'une pâle copie des règles judéo-chrétiennes. Bien entendu, nous avons eu de piètres rois et de grands présidents. Mais à quelle proportion ? Et les grands présidents l'ont été en devenant de vrais monarques. Napoléon bien sûr mais aussi de Gaulle. Plus la France s'est éloignée du modèle royal plus elle s'est affaiblie de l'explosion de médiocrités. Ce n'est pas là une opinion mais une simple et neutre observation de la réalité historique. Depuis Louis XIV, combien de Versailles ? Combien de Cluny depuis Guillaume le Pieux ? Combien de Malmaison depuis l'empereur Napoléon 1er ? On a tué le Roi. Dont acte. Mais pour le remplacer par quoi ? Même les apports les plus généreux de la Révolution, la nuit du 4 août par exemple, ont été rapidement battus en brèche par la cupidité, l'individualisme et l'égoïsme, d'autant plus triomphants qu'arrêtés par aucune morale. Il n'y a plus de Dieu ; en qui croire alors ? Croyons en l'Homme, disent les faiseurs d'opinion. Mais l'Homme porte en lui les germes les plus nobles mais aussi les plus vils. L'Homme c'est tout et rien. L'abbé Pierre et Heydrich. Quelle morale, lorsqu'on n'en a plus, devient l'étalon de sélection du bien et du mal ? Bête que je suis, aucune ! Puisque justement notre société fait tout pour abolir la distinction. Plus de bien et plus de mal. Tout est relatif.

"Les professionnels de l'aplatissement", comme le disait de Gaulle ont aujourd'hui pris le pouvoir. La croyance en un Absolu est une condition, certes non suffisante mais nécessaire, à l'émergence des comportements les plus nobles, de courage, de valeur, d'abnégation. Vrais au niveau individuel, ces comportements sont projetés sur la nation en tant que corps social reflétant la croyance de ses membres. Le sacrifice, surtout celui de sa vie, n'a pas de sens en dehors de cet idéal. Lequel d'entre nous est prêt à mourir pour son iPod ? Les nouveaux dieux présentés comme ceux de la vraie liberté ne peuvent donner de telles attitudes. Face à la dictature de nouveaux dieux, il n'y a plus de héros ni de lâches ; de courageux ni de pleutres. Tout se vaut pour peu qu'il soit correctement habillé par le verbe. A force d'habiller la réalité, plus loin et plus fort qu'Esope ne l'a jamais pensé, nos puissants actuels devraient se lancer dans le prêt-à-porter ! Devenus esclaves de tout, nous avons construits une nation à notre image, esclave elle aussi de tout, des marchés, de la monnaie, de l'Europe, de la mondialisation, et que l'on s'entête à masquer elles aussi sous un fatras verbal moderne et libertaire. "L'exemple d'une vie moralement supérieure est invincible", écrivait Albert Einstein. Voilà peut-être une explication à notre extrême faiblesse.

[1] Ce concept est lui-même purement chrétien, établi par le Christ lui-même dans sa célèbre formule : "rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" (Matthieu XXI, verset 21), marquant ainsi une nette séparation entre le pouvoir divin et le pouvoir terrestre.

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S
la France est à côté de la plaque.
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S
Analyse que je partage même si le passé n'était pas si rose ; la chair est faible et l'a toujours été... Par contre, le refus de la France d'assumer son passé religieux au nom d'une prétendue laïcité qui, trop souvent, n'est qu'une haine de soi néo pétainiste, constitue l'une des causes de son affaiblissement vis à vis de Nations plus fidèles à leur passé, au premier rang desquelles l'Allemagne. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle certaines régions de France comme l'Alsace et la Corse ne se reconnaissent pas, et ne se reconnaîtront jamais, dans la laïcité à la française.
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